XVIII
LE PIÈGE

Allday ouvrit la porte de la chambre pour annoncer :

— Mr. l’aspirant Pascœ, commandant !

En dépit de sa prétention à respecter les formes, son visage affichait un sourire réjoui.

La soirée était déjà bien avancée et, si l’on exceptait une brève rencontre quand le garçon avait pris pied sur le pont après avoir grimpé précipitamment l’échelle de corde, Bolitho n’avait pas eu le loisir de lui parler. Cela avait été un moment étrange. Il avait vu le visage du jeune Pascœ passer de l’excitation à la circonspection, une sorte de réserve timide, lorsqu’il avait ôté son chapeau pour dire :

— Enseigne Pascœ ralliant le bord, monsieur.

Conscient du regard de Keverne et autres qui, postés à proximité, ne perdaient pas une miette de ces retrouvailles inattendues, Bolitho avait eu une attitude tout aussi impersonnelle.

— Mr. Keverne va vous indiquer ce que sera votre tâche, avait-il dit non sans une pointe de gaucherie. Vous allez suppléer le poste de sixième lieutenant. Je suis certain que Mr. Keverne sera en mesure de vous équiper tant en habillement qu’en autres articles dont vous pourriez avoir besoin…

Il s’était interrompu en voyant que l’on hissait sans ménagement du canot une cantine toute cabossée. C’est alors seulement qu’il avait pleinement apprécié l’importance du moment. Et Pascœ de déclarer d’une voix égale :

— J’avais pensé que vous pourriez me faire transférer à bord de votre bâtiment, monsieur – il avait marqué un temps de silence. Je l’espérais. C’est pourquoi mes affaires étaient prêtes…

Ce soir-là, lorsque Allday referma la porte et qu’ils se trouvèrent pour la première fois seuls, Bolitho sentit une onde de chaleur l’envahir, même s’il mesurait le changement qui s’était opéré entre eux.

— Allez, Adam, viens t’asseoir auprès de moi, fit-il en désignant la table, dressée par Trute avec un soin inhabituel. La chère n’est pas bien appétissante, mais sûrement pas pire que ce à quoi tu es habitué.

Il s’occupa les mains avec une carafe, sentant à tout instant le regard du garçon posé sur lui. Comme il avait changé ! Il avait gagné en taille et paraissait plus confiant, plus sûr de lui. Et cependant il avait conservé cette nervosité ombrageuse de jeune cheval dont Bolitho avait gardé le souvenir depuis leur dernière rencontre deux ans plus tôt.

Le garçon prit le verre de vin et dit sans façon :

— Il y avait longtemps que j’attendais ce moment – puis il sourit, et Bolitho revit une nouvelle fois en pensée ces autres visages accrochés au mur à Fahnouth. Quand le commandant Herrick m’a appris que vous aviez été blessé…

Mais Bolitho leva son verre.

— Oublions tout cela. Comment cela s’est-il passé pour toi ?

Il le plaça à table, comme toujours vaguement conscient de la vibration continue du pont sous ses pieds et des mouvements réguliers du vaisseau, qui, conformément aux ordres de Broughton, faisait force de voiles pour suivre la Coquette.

Il tira vers lui un plat de bœuf fumant. Cette viande était frais sortie de son baril et sans doute déjà en passe de s’avarier. Mais sous la chaude lumière de la lampe et servie dans la plus belle vaisselle d’étain du bord, elle paraissait presque fastueuse. Il hésita, soudain gêné de sa gaucherie avec le couteau à découper. Il en fut embarrassé et irrité. Cela aurait dû être un moment parfait, loin des tracas du bord et, pour une fois, presque sans douleur.

Pascœ avança le bras pour lui prendre le couteau. Leurs regards se rencontrèrent et le garçon dit d’une voix douce :

— Laissez-moi faire, mon oncle – nouveau sourire. Le commandant Herrick m’a enseigné toutes sortes de choses.

Bolitho l’observa qui, penché au-dessus du plat, cheveux aussi noirs que les siens, une mèche rebelle lui tombant sur les yeux, cisaillait laborieusement la viande coriace.

— Merci, Adam.

Il souriait pour lui-même. Dix-sept ans. Il lui était facile de se remémorer ce qu’était la vie d’un jeune aspirant. Et puis Adam prenait vraiment du plaisir. C’est sans apitoiement ni duplicité qu’il évoqua avec flamme la part prise par l’Impulsif dans la mutinerie, qu’il parla de Herrick et de la foule de choses qui du jeune garçon avaient fait une ferme réplique de son père et de lui-même.

Bolitho avait un peu de mal à manger cette viande, même après qu’elle lui eut été découpée en petits morceaux. Adam, lui, ne faisait pas la fine bouche et ne cessait de se resservir.

— Comment peut-on manger comme un ogre et rester fin comme un jonc ? l’interrogea Bolitho.

Adam le regarda avec gravité.

— C’est que les aspirants ne font pas bombance tous les jours, mon oncle.

Tous deux éclatèrent de rire, puis Bolitho dit :

— Ma foi, il se peut que tu ne restes plus très longtemps dans le poste des aspirants. Je ne vois pas pourquoi tu n’essaierais pas de décrocher ton brevet de lieutenant dès qu’un examen pourra être organisé.

— Je ferai mon possible pour ne pas trahir votre confiance en moi, fit le garçon en baissant les yeux.

Bolitho l’observa plusieurs secondes d’affilée. Ce garçon serait bien incapable de trahir qui que ce fût. C’était lui qui avait souffert d’une injustice. Bolitho éprouvait de nouveau le désir impérieux d’y remédier, et sans plus attendre. Il regardait sa blessure à l’épaule comme un avertissement : la prochaine fois, ce pouvait être un coup fatal.

— Il y a à Falmouth un notaire du nom de Quince, commença-t-il non sans embarras – il marqua un temps, cherchant à donner à sa voix un ton plus neutre. A notre retour, j’aimerais que tu viennes le voir avec moi.

Adam repoussa son assiette et s’essuya les lèvres.

— Pourquoi donc, mon oncle ?

Pourquoi ? Comment une question aussi vaste pouvait-elle tenir dans ces deux petites syllabes ?

Bolitho se leva pour gagner la rangée de fenêtres. En contrebas, la houache du vaisseau éclairée par le feu arrière semblait de la neige, et il crut discerner le Valeureux qui suivait à distance prudente dans les ténèbres. Dans le verre épais de la vitre il pouvait voir le reflet du jeune Pascœ, toujours assis à table, le menton entre les mains, semblable à un enfant en ces instants d’intimité qui étaient si précieux et appartiendraient bientôt au passé.

— Je tiens à ce que ma maison et mes biens te reviennent à ma mort, dit Bolitho – il entendit le garçon sursauter et s’en voulut d’avoir formulé la chose aussi crûment. Je sais qu’avec un peu de chance je vais te casser les pieds pendant encore pas mal d’années – il se retourna pour lui sourire. Je souhaite néanmoins que cela soit réglé.

Pascœ s’apprêtait à se lever, mais Bolitho vint lui poser une main sur l’épaule.

— Tout te serait revenu un jour si le sort t’avait été plus clément. Je veux m’assurer que tes droits ne seront pas bafoués – il se hâta de poursuivre, incapable de s’arrêter : Tu ne portes pas le nom de notre famille, mais tu en fais autant partie que si les choses s’étaient passées autrement – voyant Adam s’essuyer les yeux d’un revers de main, il lui serra plus fort l’épaule. Et maintenant file prendre ton quart. Je ne tiens pas à ce que mes officiers disent derrière mon dos que mon neveu jouit de favoritisme.

Adam se leva lentement et déclara d’une voix égale :

— Le commandant Herrick avait raison – il s’éloigna pour ne se retourner qu’une fois arrivé à la porte. Il m’a dit que vous êtes l’homme le plus estimable qu’il ait jamais rencontré. Il m’a dit aussi…

Mais il ne put terminer et c’est presque en courant qu’il s’en fut.

Bolitho retourna se poster devant les fenêtres pour contempler le sillage sans le voir. Il se sentait en paix pour la première fois depuis… il ne se rappelait pas à quand remontait la dernière fois. Peut-être allait-il être enfin en mesure d’aider Adam. De redresser certains des torts qui lui avaient été infligés. Au moins une rencontre avec Draffen lui avait-elle été épargnée. Les insinuations de ce dernier sur la complicité passive de Hugh avec des marchands d’esclaves auraient remué le fer dans la plaie et risqué de causer d’irréparables dommages.

On toqua à la porte. C’était Ashton.

— Mr. Meheux vous envoie ses compliments, monsieur – son regard passa sur les assiettes sales. Il souhaiterait prendre un ris supplémentaire. Le vent a halé le noroît en forcissant.

Bolitho hocha la tête et ramassa son chapeau. La paisible parenthèse se refermait.

— Je monte sur-le-champ – et d’ajouter au moment de sortir : Si à mon retour ces restes de viande avaient disparu, je ne m’en formaliserais pas.

Il referma la porte en souriant. On servait la même nourriture frugale à l’équipage. Cependant, installé dans ce saint des saints qu’était la chambre du commandant, Ashton aurait l’impression de banqueter, même si la réaction de Trute était difficile à imaginer.

 

Le quart du matin avait encore une heure à courir lorsque Bohtho se présenta sur le gaillard. Bien qu’il se fût levé plusieurs fois dans le cours de la nuit, il se sentait remarquablement frais et dispos, et son épaule était plus gourde que douloureuse. Il s’arrêta pour jeter un œil au compas. On faisait route au nord-est ; cela n’avait pas varié depuis sa dernière inspection avant l’aube.

Le ciel était très clair, avec l’air d’avoir été lavé, et une brise fraîche de noroît levait de petits moutons blancs sur toute l’étendue de la mer.

Tout en déjeunant du bout des lèvres et en faisant durer sa dernière mesure de bon café, il avait escompté le cri d’une des vigies ou le bruit de pas d’un lieutenant venant l’informer que la Coquette était en vue. Mais tandis que le jour se levait et que le pont au-dessus de sa tête commençait à résonner du bruit des fauberts accompagné du bavardage habituel des matelots, il avait fini par admettre que l’horizon était vide.

A présent, tandis qu’il se dirigeait vers la lisse de couronnement, visage impassible pour masquer le doute qui subitement l’assaillait, il comprit qu’il lui fallait dissuader Broughton d’appuyer la chasse.

Cela faisait plus de dix-sept heures que l’amiral avait envoyé la Coquette à la poursuite de la frégate prise par l’ennemi, et que l’escadre faisait force de voiles pour suivre au mieux. Quand, dans la nuit, on avait changé d’amures, on avait vu plusieurs fois avec effroi le Valeureux surgir des ténèbres tel un vaisseau fantôme résolu à fracasser la poupe de l’Euryale.

Tout en terminant son café dans l’espace privé délimité par la cloison de sa chambre, Bolitho s’était penché sur la carte. On se trouvait maintenant à quelque soixante milles dans le sud d’Ibiza et l’on continuait de pousser toujours plus loin vers l’est. Ironie du sort, la détermination de Broughton à reprendre l’Aurige ramenait l’escadre dans les eaux qu’elle avait déjà sillonnées, puisque l’on se trouvait maintenant à moins de quatre-vingts milles dans le nord un quart nord-est de Djafou.

Keverne jugea que le moment était venu d’adresser la parole à son commandant.

— Bonjour, monsieur – il eut un sourire. Encore une fois.

Bolitho regarda dans sa direction et aperçut au loin, par la hanche sous le vent, les perroquets ballonnants de l’Impulsif teintés de jaune pâle par le soleil levant. Broughton avait décrété que ce bâtiment jouerait un rôle solitaire sur le flanc de l’escadre. Il était plus rapide que les autres et, sans avoir une frégate à sa disposition, avec uniquement la petite Sans-Repos là-bas sur l’horizon, l’amiral n’avait que peu de choix pour son déploiement.

— Signalez, je vous prie, à la Tanaïs de forcer l’allure, dit Bolitho. Elle est une nouvelle fois hors de position.

Keverne fit la grimace et porta la main à son chapeau.

— Bien, monsieur.

Bolitho gagna le bord du vent et entama sa déambulation matinale. La Tanaïs était légèrement tombée sous le vent de la ligne, mais cela ne justifiait pas, en ces circonstances particulières, un rappel à l’ordre. Chaque bâtiment faisait de son mieux et l’escadre avait filé sept nœuds depuis son dernier changement de route. Sans doute Keverne pensait-il que son initiative visait seulement à lui remettre en mémoire la collision avec le deux-ponts. Et peut-être estimait-il que Bolitho se livrait là à un reproche qui n’était guère fondé.

La cadence de ses pas s’accéléra en même temps que le train de ses ruminations. Son second pouvait bien penser ce qu’il voulait. Il en allait ce matin-là de bien autre chose que de sa tranquillité. L’insistance de Broughton était assez juste à première vue. La Coquette et la Sans-Repos croisaient au large de la côte espagnole lorsque la frégate s’était arrangée pour passer entre les différents groupes de navires. Il était tout aussi possible que l’Aurige ne pût regagner ladite côte sans perdre son avance et s’exposer à une rencontre avec ses poursuivants. Ces vents de secteur nord-ouest, si favorables aux bâtiments de Broughton, auraient bientôt réduit à rien l’avantage de l’Aurige. Il fit la grimace. Ces raisonnements ne le menaient nulle part. Et puis, tout cela, c’était la veille, lorsque l’on pouvait encore raisonnablement espérer reprendre la frégate. D’ailleurs, son commandant n’avait peut-être nullement l’intention de revenir vers l’Espagne ou la France. Il pouvait poursuivre en direction de Majorque ou de Minorque, ou bien encore continuer à pleine vitesse vers l’est afin de mener à bien quelque mission secrète.

S’il n’avait pas été préoccupé par ses affaires personnelles et tout à sa joie de revoir son neveu, peut-être Bolitho serait-il allé trouver Broughton plus tôt. Il se renfrogna : ce n’était toujours que des si et des peut-être…

— Bonjour, monsieur.

Il se figea et vit Adam Pascœ qui le regardait du haut du passavant tribord. Il se détendit un peu.

— Alors, on commence à trouver ses marques ?

— Je me suis promené par tout le navire, monsieur – le jeune garçon arbora soudain un air de gravité. On a du mal à se figurer que c’est ici que les Français se sont rendus – il fit quelques pas vers l’arrière et se mit à fixer le bordage humide. J’étais en train de penser à Mr. Selby, le second, qui a donné sa vie pour moi. Je pense souvent à lui.

Les mains de Bolitho se crispèrent dans son dos. Cela ne finirait-il donc jamais ? Tout se passait comme si Hugh se tenait en permanence derrière lui à se moquer des efforts qu’il faisait pour oublier. Comment eût réagi Adam, en cet instant précis, s’il avait su que Selby était son propre père ? Peut-être le lien du sang était-il si fort que même l’illusion n’avait été que temporaire.

Les paroles du garçon venaient de lui faire prendre conscience d’autre chose, il s’en rendait bien compte. Il était jaloux. Jaloux parce que Adam se souvenait d’un père qu’il n’avait pas sciemment identifié, et parce que c’était là quelque chose qui ne pouvait se partager. Et si Adam apprenait la vérité sur Hugh et découvrait qu’il avait été privé de son identité même à l’instant de sa mort ? A l’époque, cela était vital pour sa propre sécurité, comme cela l’était aujourd’hui pour l’avenir de son fils. Mais ces considérations lui sembleraient-elles importantes s’il découvrait la vérité ?

Il s’aperçut que son neveu le regardait d’un air inquiet.

— Quelque chose ne va pas, monsieur ? C’est votre épaule ?

Bolitho secoua la tête.

— Je suis de mauvaise humeur ce matin – il eut un sourire. Je suis heureux que tu te souviennes encore de Mr. Selby – était-ce un mensonge ou bien était-il sincère ? J’ai souvent du mal à accepter que ce soit ce navire qui nous a fait payer la victoire au prix fort.

— Voici venir l’amiral, monsieur, dit le garçon avant de s’esquiver.

Broughton était en train de traverser le tillac en lorgnant l’horizon d’un œil morne. Bolitho lui fit le compte rendu habituel, puis lui dit :

— Je pense que nous devrions virer de bord, monsieur – et, devant l’absence apparente de réaction chez l’amiral : Peut-être Gillmore va-t-il la forcer à accepter le combat, mais je pense que, pour notre part, nous n’avons guère à gagner en continuant sur cette route.

Broughton posa les yeux sur lui.

— C’est votre avis ?

— Oui, monsieur. La Coquette devrait être de taille à affronter l’Aurige, car la totalité de l’équipage français est sur un bâtiment nouveau pour lui. Gillmore a déjà fait la preuve de sa valeur dans les actions navire contre navire.

— Nous allons poursuivre – Broughton crispa la mâchoire. Il se peut que l’Aurige essaie sans tarder de rebrousser chemin, et je la veux !

— C’est un peu comme si l’on prenait un marteau pour casser un œuf, monsieur, fit observer Bolitho sans élever la voix.

Broughton se tourna vivement face à lui, le visage subitement livide.

— Mes nouvelles instructions prévoient qu’à moins d’avoir trouvé une base à ma convenance je dois rejoindre la flotte au large de Cadix ! Savez-vous ce que l’on dira ? Le savez-vous ? On me représentera que je n’ai mené à bien aucune des parties de ma mission. Que j’ai perdu contact avec l’ennemi parce que j’ai laissé prendre l’Aurige. Ce sera ma faute, la fin de ma carrière, c’est aussi simple que cela ! – il avisa Meheux qui les regardait de l’autre côté du tillac, et aboya : Dites à cet officier de se trouver une occupation, sinon il regrettera d’être né !

— Selon le rapport de son commandant, l’Impulsif a aperçu la frégate…

— L’Impulsif ? Parlons-en ! Quelle certitude avons-nous qu’il a tenté de reprendre la frégate ? Il a été mêlé à la mutinerie du Nord, son commandant semble presque fier de la chose ; n’est-il pas fort probable que son équipage se sera opposé à la chasse ? Peut-être auront-ils vu l’Aurige comme le symbole de leur satanée trahison !

— Vous n’êtes pas juste, monsieur !

— Ah, je ne suis pas juste ? – Broughton avait perdu toute réserve et n’avait pas conscience de la présence d’une poignée de matelots qui, profil bas, travaillaient sur des canons non loin de là. Je vais vous dire le fond de ma pensée, poursuivit-il en approchant son visage à quelques pouces de celui de Bolitho. Je pense que vous n’avez pas la moindre idée de ce qu’est le haut commandement. Je sais que vous êtes populaire ! Ça oui, j’ai vu à quel point les hommes vous aiment – son regard alla tout à coup se perdre du côté des filets. Croyez-vous donc que je n’aie jamais souhaité être admiré autant qu’obéi ? Par Dieu, si jamais vous obtenez un pavillon de commandement, vous verrez que ce n’est pas une route toute tracée !

Bolitho le regardait sans piper. Il était toujours fâché de cette attaque calomnieuse contre Herrick, mais il mesurait en même temps toute l’étendue de la déception et du désespoir de Broughton. L’Aurige était effectivement un symbole, mais pas au sens où il l’entendait. Cette frégate marquait pour lui le tout début de ses déboires, et cela presque dès l’instant où il avait hissé son guidon au mât d’artimon.

— Je pense, finit par dire Bolitho, que la découverte de l’Aurige par le commandant Herrick a été purement fortuite, monsieur. De même qu’il nous a joints de façon inattendue, de même l’ennemi ne s’attendait pas à le voir.

— Oui, et alors ? fit Broughton, s’arrachant à quelque rumination.

— Notre départ de Gibraltar n’est pas passé inaperçu. D’autre part, des navires ennemis nous ont vus, dont, pour certains, nous n’avons pas décelé la présence – il nota un regain d’hostilité dans le regard de Broughton. Car enfin, monsieur, pourquoi sans cela l’Aurige serait-il venu dans les parages ?

— Je ne le sais pas plus que vous, Bolitho, dit l’amiral d’une voix glaciale. Ce que je sais, c’est que je vais le trouver et le prendre. Quand nous rejoindrons la flotte, ce sera avec une escadre au complet. Une escadre qui pourra revenir en Méditerranée pour y mener les opérations que je jugerai bonnes !

Il tourna les talons, puis s’arrêta pour ajouter :

— Faites-moi savoir dès que vous apercevrez la Coquette !

Puis il s’en fut à grands pas rejoindre ses quartiers.

Bolitho s’approcha de la rambarde et s’abîma dans la contemplation du maître voilier et de ses aides qui, accroupis sur toute la surface du tillac, travaillaient à réparer des voiles. Partout alentour et au-dessus de lui, des hommes travaillaient. Faisant des épissures, graissant, passant de nouvelles manœuvres ou tout simplement appliquant un coup de peinture là où il y en avait le plus besoin. Une escouade de fusiliers gagnaient pesamment la hune de misaine pour faire leur exercice de tir. Sur le passavant de bâbord, il vit Adam en grande conversation avec Meheux.

Toutes ces choses échappaient à Broughton. A ses yeux, tous ces gens représentaient une espèce de menace, ou un genre de point faible capable de mettre en péril ses projets bien arrêtés. C’est pourtant là qu’était la vraie force, sans laquelle tout navire n’était qu’un tas de bois et de cordages. Broughton parlait souvent de loyauté, mais il ne voyait pas que ce n’était qu’une autre manière de désigner la confiance. Et la confiance était quelque chose de réciproque et non pas un bien unilatéral.

Bolitho leva brusquement la tête en entendant Tothill crier :

— Un tir de canons, monsieur !

Il s’agrippa à la rambarde et se pencha en avant, tendant l’oreille par-dessus les bruits incessants du bord. Oui, il l’entendit, très assourdi, un peu comme le ressac explosant au fond d’une profonde cavité. Forcément assourdi avec ce vent qui arrivait par la hanche bâbord.

Trute, qui transportait un plateau de timbale vide, manqua de se faire renverser par Broughton qui sortait en trombe, sans chapeau, une plume à la main, le visage déformé par une soudaine agitation.

— Vous avez entendu ? – son regard fit le tour des hommes de vigie. Eh bien, vous autres, vous avez entendu ? – les yeux plissés face au soleil, il se dirigea vers Bolitho. Alors, que vaut maintenant votre avis ?

Bolitho le regarda sans se troubler. Il était plus soulagé qu’irrité par la sortie de l’amiral. Avec un peu de chance, Gillmore pouvait mettre l’Aurige hors de combat voire s’en rendre complètement maître en l’espace d’une heure, et c’en serait fini de cette bordée.

— Dites à la vigie du grand mât de nous aviser dès qu’elle les verra, ordonna-t-il à Keverne.

— Monsieur, dit Tothill, l’Impulsif fait des signaux.

Broughton jeta un regard à Bolitho.

— Je suppose que votre ami Herrick en revendiquera tout le mérite !

Bolitho déploya une lunette et la pointa sur le deux-ponts. Il avait légèrement lofé et accusait une gîte prononcée, sa tête de mât dressée comme une pique.

Tothill grimpa dans les enfléchures, son gros télescope oscillant tel un canon de fantaisie. Ses lèvres remuaient sans qu’il en sortît un son et, lorsqu’il baissa les yeux vers le gaillard d’arrière, son visage semblait très pâle.

— Impulsif à Pavillon, monsieur : « Voile suspecte dans l’ouest un quart nord. »

— Aperçu !

Bolitho se tourna vers l’amiral, qui se tenait toujours tête penchée pour entendre le bruit lointain de la canonnade.

— Vous avez entendu cela, monsieur ?

Broughton le regarda.

— Bien sûr que j’ai entendu ! Je ne suis pas sourd, bon sang !

La voix forte de l’homme de vigie le fit sursauter :

— Ohé, du pont ! Une voile par bâbord avant, monsieur ! J’aperçois des éclairs !

— L’Aurige sera à nous dans très peu de temps ! dit Broughton en se frottant les mains.

— Je pense que nous devrions détacher l’Impulsif pour aller flairer cette autre voile, monsieur.

Mais c’était comme parler à un sourd. Visiblement, Broughton ne pensait qu’à ces deux navires en train d’en découdre sur l’horizon.

Tothill de nouveau :

— Monsieur, l’Impulsif signale : « Dénombrons quatre voiles suspectes. »

Pour la première fois, Broughton parut s’arracher à son obnubilation touchant l’Aurige.

— Quatre ? Mais d’où diable sortent-elles ?

L’Impulsif avait diminué de voiles et rapetissait à mesure qu’il retombait en queue de l’escadre. Bolitho, qui se mordait les lèvres, rendait grâce à Herrick de son initiative. Procéder de la sorte était de la folie pure. Les nouveaux venus, qui ne pouvaient être qu’hostiles, se dirigeaient sur le flanc de l’escadre avec le plein avantage du vent. Si Herrick parvenait à les identifier, il était encore possible de mettre tant bien que mal les bâtiments de Broughton en ordre de bataille.

— Il semble que la canonnade ait cessé, monsieur, dit Keverne.

— Parfait – Broughton fronçait les sourcils. Maintenant, nous allons voir le résultat.

— Dommage que la Coquette soit si loin en avant, intervint Giffard. Nous pourrions l’utiliser pour explorer le terrain, n’est-ce pas, monsieur ?

Bolitho vit l’officier fusilier se tasser lorsque Broughton lui demanda sèchement :

— Je vous demande pardon ?

Avant que l’autre eût pu répéter, Bolitho, les yeux tout à coup pleins de colère, apostropha l’amiral :

— Le diable les emporte, il faut qu’ils aient été au courant ! Brice leur aura dit tout ce qu’il savait quand ils l’ont pris ; et le reste, ils l’auront deviné – il se rendait compte que Broughton le regardait comme s’il avait perdu la raison, mais il n’en continua pas moins d’un ton plein d’acrimonie : Ils nous ont envoyé l’Aurige en sachant parfaitement ce que vous alliez faire ! – de son bras valide, il désigna la mer. Et, de fait, monsieur, vous l’avez fait !

— Mais de quoi diable êtes-vous en train de parler, mon ami ?

— L’Aurige a servi d’appât. Un appât que vous ne pouviez ignorer en raison de votre dignité outragée !

Broughton s’empourpra.

— Comment osez-vous ? Je vais vous faire mettre aux arrêts, je vais…

Tothill d’annoncer sans oser trop élever la voix :

— Monsieur, Impulsif à Pavillon : « Flotte non identifiée dans l’ouest un quart nord. »

Bolitho marcha lentement jusqu’à la lisse.

— Ce ne sont plus des navires, sir Lucius, mais toute une flotte – il se retourna, tout à coup très calme, vers Broughton. Et maintenant, ces hommes que vous méprisez et que vous avez accusés de tous les maux, depuis la mutinerie jusqu’à la paresse, vont devoir se battre et mourir – il laissa ses paroles produire leur effet. Et cela pour vous, monsieur.

— L’Impulsif demande ses instructions, monsieur, dit Tothill d’une voix tremblante.

Broughton regardait la plume qu’il avait toujours à la main.

— C’était un piège, murmura-t-il d’une voix étrange.

Bolitho ne détachait pas les yeux du visage de l’amiral.

— Oui. En définitive, le colonel Alava disait vrai. Et les vues françaises sur l’Egypte et l’Afrique sont en tout point telles qu’ils nous les a décrites – il tendit les mains vers les moutons d’écume qui défilaient en rangs serrés. Cette bataille est importante pour l’ennemi. Elle l’est d’autant plus qu’il sait que son écrasante victoire, signant pour nous l’impossibilité d’être de nouveau présents en Méditerranée, sera plus que suffisante pour préparer leur succès.

Tothill paraissait presque craindre d’intervenir :

— L’Impulsif signale, monsieur : « Dénombrons dix navires de ligne. »

Broughton semblait incapable de bouger ou de réagir.

— Nous allons faire face, finit-il par dire d’une voix épaisse et qui manquait de conviction.

Bolitho chassa toute compassion de son esprit.

— Nous n’avons pas le choix, monsieur. Ils ont l’avantage et, si nous refusons le combat, ils sont en mesure de nous chasser jusqu’à ce que nous soyons acculés à une côte. Nul doute que d’autres bâtiments sont déjà en route, venant de Toulon ou de Marseille, pour faire en sorte que les mâchoires du piège ne manquent pas de dents !

L’amiral se ressaisit. Ce fut presque une transformation physique. Il plissa les paupières et s’exprima par phrases brèves et saccadées :

— Signalez à toutes les unités : nous allons virer et approcher l’ennemi sur l’autre amure. Navire contre navire, nous pouvons… – il vit l’expression de Bolitho et lâcha d’un ton désespéré : Seigneur Dieu, cela va être à deux contre un !

Bolitho se détourna, incapable de supporter le spectacle du désarroi de Broughton.

— Ohé, du pont ! Voile en vue au vent !

Bolitho hocha la tête. Ainsi, ils étaient déjà sur l’horizon, et courant sus à eux.

Dix bâtiments de ligne. Il serra les poings, s’obligeant à réfléchir plutôt que de laisser son esprit s’engourdir face à une telle inégalité de forces. Deux contre un, venait de dire Broughton ; mais l’Impulsif n’était guère plus qu’une grosse frégate. Et fort ancienne, sa coque fatiguée d’avoir durement bourlingué des années durant. Elle était mûre, avait dit Herrick.

Il se retourna, de nouveau en pleine possession de ses moyens.

— Avec votre permission, monsieur, je pense que nous devrions nous reformer en deux divisions – il s’exprimait avec promptitude, se représentant la bataille comme s’il avait un plan sous les yeux et qu’il y fît glisser les pions. Les Français ont un goût marqué pour les engagements en ligne de file. Trop de temps passé au port ne leur a pas permis de s’exercer à d’autres types de formation – tout comme toi, se dit-il en considérant l’air irrésolu de l’amiral. Nous pouvons emmener la division du vent, avec juste l’Impulsif derrière nous. Rattray prend la division sous le vent, dans le même ordre qu’avant. Si nous parvenons à rompre la ligne ennemie, nous pouvons peut-être encore nous en tirer – voyant le flottement de l’amiral, il ajouta en martelant ses mots : En revanche, navire contre navire et ligne contre ligne, vous verrez dans la demi-heure votre escadre se faire transformer en pontons !

Le lieutenant Bickford déclara sobrement :

— J’aperçois l’Aurige, monsieur – il abaissa son télescope. Il est en train d’amariner la Coquette.

Ce fut comme un dernier coup porté à l’inflexible détermination de l’amiral de reprendre la frégate. Il regarda Bolitho pour dire :

— Je descends un moment. Vous avez mon aval pour mettre votre plan à l’épreuve – il parut sur le point de formuler quelque consigne, mais se borna à dire avec hargne : Dommage que Draffen ne soit pas là pour voir ce que nous coûte sa traîtrise !

Bolitho le suivit des yeux, puis fit signe à Keverne et à Tothill d’approcher.

— Signalez à tous les bâtiments : « L’escadre virera en enchaînement et gouvernera plein ouest. »

Keverne courut à la rambarde pour lancer ses ordres à un équipage en alerte.

Tandis que retentissaient les coups de sifflet et que les hommes gagnaient leur poste, Bolitho regarda monter les signaux, dont les couleurs vives tranchaient sur le ciel pâle.

Lorsque les aperçus lui furent annoncés les uns après les autres, il dit :

— Autre général : « Préparez-vous au combat. »

Il se força à sourire devant la fixité du regard de l’aspirant.

— Eh oui, monsieur Tothill, il semblerait que nous allons en découdre par cette belle matinée. Aussi, ayez vos hommes à l’œil.

Un ordre parfait s’était installé sur les ponts à mesure que les officiers mariniers faisaient appliquer leurs rôles de quart.

Partridge s’était placé près de l’homme de barre, paré à suivre la Tanaïs lorsqu’elle amorcerait son virement de bord.

— Toutes les unités ont fait l’aperçu, monsieur !

Ils étaient parés.

— Envoyez !

Keverne, en équilibre sur la pointe des pieds, attendait de voir d’abord le Zeus, puis la Tanaïs entrer dans le lit du vent.

— Prenez les amures tribord, lui dit Bolitho, pendant que je prépare les instructions destinées aux autres commandants.

— Et ensuite, monsieur ? s’enquit le second sans quitter la Tanaïs des yeux.

— Vous pouvez battre le branle-bas de combat – Bolitho eut un sourire. Et cette fois, cela va vous prendre huit minutes.

— Soyez parés sur le gaillard ! mugit Keverne. Du monde aux bras de ce côté !

— Paré pour l’artimon, monsieur !

Bolitho se retourna en entendant cette voix et vit le jeune Pascœ qui se tenait près des hommes postés aux bras des voiles d’artimon. Le chapeau rabattu sur ses mèches rebelles, il plissait les yeux face au soleil.

Leurs regards se rencontrèrent, et Bolitho voulut lui faire un signe de la main. Mais un violent élancement rappela sa blessure à son bon souvenir, et il vit de la consternation se peindre sur les traits de son neveu, comme si celui-ci partageait sa douleur.

— La barre dessous ! Largue et amure !

Des silhouettes se jetèrent dans toutes les directions. Gémissant sous la poussée du vent et du safran, l’Euryale commença de virer. Bientôt, telle une gigantesque défense, son boute-hors pointa une fois de plus vers l’ennemi.

 

Capitaine de pavillon
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